Distilbène : Des Victimes sans Preuves et sans Bourreau ?

Coline Salaris. Mobilisations en souffrance : analyse comparative de la construction de deux problèmes de santé publique : (familles victimes du Distilbène et agriculteurs victimes des pesticides). Science politique. Université de Bordeaux, 2015

Extraits

Outre les épreuves médicales auxquelles doivent se confronter les victimes dans leur identification, un autre facteur tendant à contrarier la mise en œuvre du travail étiologique des victimes de santé publique et à renforcer leur invisibilité doit être identifié : l’idée couramment répandue d’un manque de preuve. En effet, comme pour de nombreuses expositions à des toxiques, la preuve de l’exposition est souvent difficile à établir en dehors de la parole des victimes ou de celle de leurs proches, qu’il s’agisse du Distilbène ou des pesticides.

Une première explication que nous avons déjà abordée est la question du manque d’évènement fondateur, soudain ou spectaculaire, faisant preuve. Et si les limites de l’explication du processus de victimisation par l’évènement ont été plusieurs fois démontrées – et ce même dans le cadre d’accidents facilement identifiables, il est nécessaire de conforter ces éléments.

A l’exception d’intoxications aigues à un produit phytosanitaire, par exemple, les victimes ne peuvent donc pas s’appuyer sur une date ou un évènement précis lié à leur(s) pathologie(s). Pour les travailleurs agricoles, il s’agit plutôt de reconstituer une cohérence évènementielle traduisant leurs multiples expositions aux produits. Pour le Distilbène, la question de l’évènement semble un peu plus claire, puisqu’elle correspond à la période d’exposition in utero. La cohérence temporelle se complexifie néanmoins au vu du caractère épigénétique du produit et donc de son caractère transgénérationnel. Tous ces éléments rendent en fait les périodes de consolidation des maladies très difficiles, alors même que ces éléments sont indispensables juridiquement et administrativement pour entamer un processus de reconnaissance.

On l’a déjà évoqué, les pathologies liées au Distilbène constituent des maux transgénérationnels et durables, dont le temps de latence, entre la prise du médicament par la mère et le diagnostic posé pour la deuxième génération, peut ainsi approcher les quarante années. Par ailleurs, exceptés les cancers ACC, qui sont très rares en dehors d’une exposition au DES, les pathologies des fils et des filles DES ne sont pas véritablement typiques. Á l’exception des rares médecins formés et informés pour reconnaitre les malformations liées au DES, les « preuves par corps » s’avèrent difficilement lisibles pour les victimes, les médecins, et parfois même pour la justice.

Outre cette déficience de preuves temporelles, les victimes de problèmes de santé publique peinent également à obtenir les preuves matérielles d’une exposition et donc d’un lien direct avec les produits incriminés.

En ce qui concerne le Distilbène, seuls les documents sources, c’est-à-dire les ordonnances de prescriptions de DES de la mère, ou bien une lettre sur l’honneur du médecin ayant prescrit le médicament, voire même des attestations de pharmacies ayant vendu le produit, ont longtemps constitué les seules preuves recevables juridiquement. Mais encore une fois, du fait du temps de latence et de la nature transgénérationnelle de ce problème, rares sont les victimes à posséder encore ces documents. L’obtention de ces preuves a posteriori – trente ou parfois quarante années après – s’avère d’autant plus difficile que les démarches auprès des médecins, hôpitaux ou pharmacies de l’époque sont souvent vaines.

Peu d’hôpitaux ou de médecins tiennent de véritables archives ; rares sont ceux qui acceptent de les transmettre à leurs anciennes patientes, les inondations ou incendies d’archives constituant un argument souvent opposé aux victimes par les services hospitaliers ou cabinets médicaux contactés. Les preuves d’une exposition au DES sont donc très difficiles à obtenir pour les victimes elles-mêmes dans leur processus d’identification puis de victimisation, mais également et surtout lorsqu’elles entament des démarches de reconnaissance plus officielles qui nécessitent des documents spécifiques et légaux. Certaines malformations néanmoins – comme les utérus en T – constituent des preuves indiscutables pour les médecins formés et sensibilisés aux problèmes. Mais ces éléments ne sont souvent pas suffisants. Cette difficulté à obtenir une preuve recevable devant des institutions susceptibles d’attribuer un statut de victime participe également des difficultés de reconnaissance des agriculteurs victimes des pesticides.

La question du manque de preuves sous-tend un autre problème, qui n’en est pas moins essentiel au déroulement d’une affaire de santé publique et à la mise en œuvre de mobilisations victimaires : la question des responsabilités. La politique des causes des mobilisations de victimes doit en effet passer par un travail de mise en responsabilités afin d’asseoir la légitimité de leur action. Or, si nombre de problèmes de santé publique demeurent longtemps invisibles, c’est que l’identification de responsabilités – comme l’identification de victimes – ne va pas de soi. Au-delà de l’attribution des responsabilités officielles qui seront finalement déterminées lors d’un procès par la justice, ou de l’attribution des responsabilités formulées dans le discours officiel porté par le collectif, l’attribution des responsabilités par les victimes elles-mêmes doit être analysée.

Dans les deux problèmes étudiés, les laboratoires, et les « firmes » pharmaceutiques et/ou agro-chimiques sont désignés comme les premiers responsables par les victimes. Cette désignation des laboratoires est justifiée par une répétition d’affaires de santé publique médiatisés, où les laboratoires – ou les industriels – se retrouvent en première ligne des accusations : amiante, sang contaminé, Médiator, prothèses PIP… A cette responsabilité quasi-systématique des industriels est en fait souvent associée une responsabilité plus abstraite mais qui dans le discours des victimes, éclaire la finalité de l’action des laboratoires : le lobby de l’argent.

Pour le Distilbène, si les laboratoires ont fermé les yeux sur les études américaines, c’est qu’ils gagnaient de l’argent sur le médicament et n’avaient donc pas intérêt à réagir aux études. Pour les pesticides, la prise en compte des risques sanitaires de ces produits – et donc la remise en cause du modèle agricole dominant – impliquerait la mise en question d’intérêts économiques et financiers majeurs pour des entreprises influentes. Cela impliquerait également une prise de risque pour les équilibres de l’économie nationale, qui repose en grande partie sur l’agriculture.

Pour les membres des associations étudiées, l’existence d’affaires et de victimes serait le résultat d’intérêts financiers primant sur la santé et la vie humaine. L’invocation de responsabilité autour de ce label « pouvoir de l’argent » est donc fréquente ; il constitue en fait une raison valable et intelligible par tous. Cette formulation a un sens pour de nombreux individus, alors même que l’on ne sait pas vraiment, et que les responsabilités ne sont pas systématiquement et officiellement établies.

Partant, les victimes du Distilbène, comme les agriculteurs membres de « Phytovictimes » témoignent d’un fort ressentiment à l’égard des industriels qui sont systématiquement désignés comme les plus gros responsables des ces multiples affaires. D’autres responsabilités sont cependant évoquées.

La question de la responsabilité des médecins, si elle est aussi à interroger, apparaît néanmoins plus ambivalente dans le discours des victimes. Elle dépend en fait fortement des trajectoires de chacun, du type de médecins et des étapes de médicalisation des patients. Les torts et les griefs adressés individuellement par les victimes au corps médical se fondent sur une ambivalence intrinsèque propre à la relation thérapeutique. En effet, cette relation entraîne une forme de dépendance des patients à l’égard des médecins qui détiennent l’information déterminant une nouvelle caractéristique identitaire liée à l’attribution d’une pathologie. Lorsque ces principes ne sont pas respectés, les patients se trouvent donc en rupture vis-vis d’un modèle de soins souvent idéalisé. Dans nos deux cas d’études, l’attribution de responsabilités à l’égard du corps médical par des patients qui se réalisent comme victimes d’un problème de santé publique est donc au cœur de cette forme de dépendance, entre ressentiment et attente reconnaissante de la part des victimes. La dimension professionnelle des pathologies des agriculteurs se présentant comme victimes des pesticides implique une plus grande variété d’interlocuteurs médicaux, et plus largement, une chaîne de responsabilités plus complexe.

En ce qui concerne le Distilbène, l’attribution de responsabilité des médecins dans l’affaire, et des médecins gynécologues en particulier, apparaît largement discutée. Elle ne constitue en tout cas pas une donnée systématique, bien que des reproches leurs soient souvent adressés concernant la prise en charge a posteriori de la deuxième génération. Deux modèles de soignants semblent ainsi se dégager dans le discours des victimes : de(s) « médecin(s)-persécuteur(s)» ne les écoutant pas, ne répondant à aucune question ou les bousculant ; et des « médecins-sauveurs », capables de mettre enfin des mots sur leurs interrogations ou redonnant espoir, sauvant un enfant prématuré ou guérissant un cancer. Finalement, la responsabilité des médecins semble donc davantage liée aux phénomènes de mauvaises prises en charge des filles DES, qu’à la prescription du médicament aux mères. L’idée qui domine demeure que ces médecins ne savaient pas et pensaient les aider : Malgré des publications aux Etats-Unis, les victimes semblent donc comprendre que les médecins français n’avaient pas forcément eu connaissance des études et publications médicales internationales et n’avaient donc pas eu l’information de la toxicité du médicament. La figure du médecin est ainsi conservée à sa place de sachant, détenant le pouvoir de soigner.

Cette conception n’est cependant pas, on l’a vu, appliquée aux laboratoires, du fait sans doute de la dimension internationale de leur activité et de leur accès plus direct à l’évolution des études sur un produit qu’ils commercialisaient.

Une dernière désignation de responsabilité formulée individuellement par les victimes de santé publique doit être dégagée : celle de l’Etat et plus largement des autorités sanitaires publiques. Cette forme de mise en responsabilité dessine ici des divergences significatives entre les deux cas étudiés. La responsabilité de l’Etat, des pouvoirs publics ou des « politiques » dans l’émergence et la non-prise en charge des problèmes est ainsi souvent évoquée bien qu’elle divise au sein des victimes. Objectif pour les uns, leurre pour les autres, cette question interroge en tout cas les systèmes de pharmacovigilance et de veille sanitaire, censés prévenir les problèmes.

On l’a vu, dans l’affaire du DES, les pouvoirs publics ont longtemps eu tendance à ignorer ou évacuer le problème, sous couvert de ne pas inquiéter les victimes, considérées comme peu nombreuses, et leurs séquelles trop rares. Si elle reste vague, la formulation de griefs autour des autorités sanitaires, dont on attend une forme de protection et d’alerte, est commune à une forte proportion part des victimes interrogées.

Les autorités sanitaires ne sont généralement pas désignées comme les premiers responsables, mais leur rôle dans la dialectique au long cours de l’affaire est largement évoquée. Les victimes distinguent ainsi souvent deux périodes : l’une où l’« on ne savait pas » et où il est acceptable que les autorités sanitaires n’aient pas réagi ; et l’autre où l’«on savait » et où il devient donc plus intolérable de n’avoir pas réagi. La distinction de ces deux temps est bornée par l’interdiction du médicament au Etats-Unis, en 1971. Cette remarque vaut également pour le problème des pesticides, connu de longue date mais jamais véritablement pris en charge par les pouvoirs publics. On remarque cependant que la responsabilité de l’Etat est globalement davantage convoquée spontanément chez les agriculteurs victimes des pesticides, que chez les victimes du DES.

Cette formulation de griefs tient sans doute dans la dimension professionnelle du problème. En effet, l’utilisation de pesticides pour les agriculteurs s’est inscrite depuis l’après-guerre dans une démarche d’incitation nationale des politiques agricoles à la production. Le sentiment de rupture entre une pratique que l’on croyait bénéfique car soutenue publiquement par les représentants de la profession et par le ministère qui délivre des homologations aux pesticides, et la réalité d’une pathologie attribuable à ces produits est donc d’autant plus marquée.

Dans les deux cas, la responsabilité des pouvoirs publics est considérée et actée dans le discours des victimes. Mais il faut apporter une nuance à ce constat. Les reproches à l’égard des pouvoirs publics sont en effet davantage formulés pour décrire un manque de réaction et un manque de vigilance de leur part, que par calcul ou volonté de nuire. De possibles conflits d’intérêt sont évoqués, mais ne constituent pas des motifs systématiquement présentés. En ce sens, ce sont bien les laboratoires et les industriels qui cumulent à la fois une responsabilité première et technique dans l’émergence des deux problèmes de santé publique étudiés, et surtout une responsabilité morale.

Les différentes formes de mises en responsabilité que nous venons d’exposer contribuent donc largement à la structuration du processus de victimisation des membres des associations étudiées. Outre des difficultés d’accès à un diagnostic clair, aux causes des maladies et aux preuves de leur exposition, le sentiment d’injustice des individus qui se découvrent comme victimes d’un problème de santé publique se construit aussi par rapport à des responsables potentiels. Comme le travail étiologique, cette étape constitue une épreuve incontournable dans la construction de l’identité victimaire. Ces différentes épreuves ne se réalisent cependant pas avec la même intensité d’un problème à l’autre. La dimension professionnelle des affections phytosanitaires élargissant en effet le champ des acteurs impliqués, elle semble dans un premier temps complexifier le travail étiologique, et l’amorce des mises en cause par les victimes. Dans le cadre de l’affaire du Distilbène, l’éparpillement des victimes, le manque de typicité des pathologies ainsi que le manque d’information et de prise en charge médicale ont contribué à fortement limiter l’auto-identification des victimes potentielles. Objectiver une identité c’est donc aussi mobiliser, maîtriser et capter une information qui contribue à construire une cadre de justification et d’explication d’un sentiment ou d’une action. Dans nos deux cas d’étude, cette difficulté à s’identifier comme victimes et à en obtenir la conviction a ainsi une incidence sur le positionnement des victimes au sein d’une mémoire collective et d’une narration historique et plus générale du problème.

Références

  • Lisez la thèse complète Mobilisations en souffrance : analyse comparative de la
    construction de deux problèmes de santé publique : (familles victimes du Distilbène et agriculteurs victimes des pesticides)
     sur HAL archives-ouvertes, 23 Feb 2016.
  • Image crédit tertia van rensburg.
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