L’expérience judiciaire individuelle et collective des victimes du Distilbène

Des malades rendus visibles par le droit ?

Lors  de  la  plupart  des  catastrophes  sanitaires  en  France,  la  transformation  de
problèmes de santé privés en affaires de santé publique a été laissée à l’initiative des victimes
et  de leur engagement judiciaire,  notamment  dans le  cas  du  sang  contaminé  (Fillion,  2009 ;
Hermitte, 1996) et de l’amiante  (Chateauraynaud et Torny, 2013).  Le Distilbène ne  fait pas
exception : l’histoire  française de ce médicament est celle d’oublis et de négligences  répétés
de  la  part  des  pouvoirs  publics  et  de  la  profession  médicale.  Ceci  est  vrai  aux  États‐Unis
(Langston,  2010),  et  plus  encore  en  France  où  l’on  constate  un  « sur‐retard »  perpétuel :
malgré les alertes répétées depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui sur la méconnaissance
des  populations  exposées  et  sur  les  risques  encourus,  les  enfants  du  Distilbène  n’ont  fait
l’objet d’aucune information ou de mesures ciblées de prévention et de soins (Fillion et Torny,
2016).  Il  a  souvent  fallu  les  témoignages  de  victimes  dans  les  médias  et  les  premières
décisions  de justice  dans les  années  2000  pour  que les  personnes  concernées  se  saisissent,
non  plus  comme  des malades isolés, mais  comme  un  groupe  exposé,  pouvant légitimement
demander  raison  de  son  malheur.  Pour  autant,  les  tribunaux  peuvent‐ils  être  le  lieu  d’une
action collective, spécialement en matière de santé publique ?

Pour  répondre  à  cette  question,  nous  avons  développé  trois  stratégies  d’enquête :  le
recueil  des  trajectoires  individuelles  des  victimes,  l’explicitation  des  politiques  judiciaires
associatives  et  l’analyse  de  la  jurisprudence.  Le  recueil  des  trajectoires  individuelles  s’est
effectué par le biais de 77 entretiens qualitatifs semi‐directifs auprès de 17 mères ayant pris
du  Distilbène  durant  leur(s)  grossesse(s),  3 pères,  48 filles,  2 fils,  4 conjoints  de  filles  DES,
3 frères et sœurs de filles DES, recrutés via les associations puis, par capillarité, sur la base des
liens familiaux et d’interconnaissance des différentes victimes. L’ensemble des aspects de leur
vie  sociale  a  été  abordé  et  le  volet  judiciaire  a  fait  l’objet  d’une  attention  particulière  chez
toutes les personnes interrogées, qu’elles aient ou non engagé un contentieux. Les politiques
judiciaires des trois associations aujourd’hui présentes en France (Réseau DES, Hhorages, Les
Filles  DES)  ont  été  analysées  sur  la  base  d’entretiens  avec  leurs  principaux  responsables,
d’analyse de leurs archives, ainsi que d’observations de leurs  réunions effectuées de 2010 à
2013  (assemblées  générales,  réunions  d’information,  colloques…).  Ces  associations
constituent en effet un lieu de pensée collective des stratégies judiciaires et de leur inscription
plus générale dans leurs répertoires d’action.

Nous  décrirons  d’abord  le  dossier  du  Distilbène  dans  le  contexte  français  des
catastrophes  sanitaires  sérielles,  qui  ont  profondément  bouleversé les modalités  politiques,
administratives et scientifiques de traitement de la santé publique, et qui ont aussi donné lieu
à  des  développements judiciaires  à multiples  rebondissements. Nous analyserons ensuite le
passage par l’action judiciaire comme une voie possible d’élaboration d’une cause collective,
en dépit de procédures individualisées. Enfin, nous observerons les objectifs assignés par les
victimes et leurs associations aux décisions de justice, et les évaluations contrastées quant à la
pertinence de leur publicisation.

Le dossier du Distilbène dans un contexte d’affaires sanitaires

L’ensemble  des  contentieux  du  Distilbène  s’inscrit  dans  un  espace  historiquement
structuré : la santé publique française est en effet marquée depuis 20 ans par une succession
d’affaires et de procès relatifs à des dommages sériels impliquant des produits de santé, des
actes  médicaux  ou  des  expositions  environnementales.  Celles‐ci  ont  fait  apparaître  de
nouveaux  collectifs,  se  désignant  comme  victimes :  ils  ont  développé  un  recours  aux
procédures  judiciaires,  et  s’inscrivent  dans  des  logiques  concurrentielles  par  rapport  à  des
associations de patients ou de malades préexistantes dont le  répertoire d’action était extra‐
judiciaire  (Barbot  et  Fillion,  2007).  Face  au  retentissement  de  ces  affaires,  les  institutions
politiques  ont  d’abord  mis  en  place  des  fonds  d’indemnisation  spécifiques  (fonds  des
hémophiles et des transfusés, de l’hormone de croissance, de l’amiante). Un dispositif général
d’indemnisation  de  l’aléa  thérapeutique,  l’Office  national  d’indemnisation  des  accidents
médicaux (ONIAM), a également été créé dans le cadre de la loi du 4 mars 2002 relative aux
droits  des  malades  et  à  la  qualité  des  soins,  dans  la  tradition  française  faisant  des  causes
collectives reconnues un élément de la solidarité nationale. Mais, l’ONIAM ne traite que des
accidents médicaux postérieurs à septembre 2001, ce qui exclut les victimes du Distilbène. À
la différence des Pays‐Bas, il n’existe en France aucun fonds d’indemnisation spécifique pour
elles et la voie judiciaire est donc la seule qui leur soit ouverte. Pour comprendre pourquoi les
victimes ont engagé des procédures contentieuses et ont pour certaines obtenu réparation, il
nous faut d’abord décrire rapidement l’histoire française du Distilbène.

Dès avril 1970, l’étude de 6 cas de cancer du vagin à cellules claires (cancer ACC) chez
des  jeunes  filles  âgées  de  15  à  22  ans  était  publiée  dans  une  prestigieuse  revue  médicale
américaine. L’année suivante, cette même équipe montrait que ces cancers étaient consécutifs
à  une  exposition  in utero  au  diethylstibestrol  (DES)  durant  la  grossesse  de  leur  mère.  Ce
médicament,  mis  sur  le  marché  en  1941,  avait  été  administré  à  des  millions  de  femmes
américaines  dans  le  but  d’éviter  des  fausses‐couches,  et  ce,  en  dépit  d’essais  cliniques
démontrant dès 1953 son inefficacité. Pour la première fois, était ainsi établi un lien direct et
certain entre la consommation d’un médicament pendant la grossesse et des effets morbides
sur la descendance à une distance  temporelle considérable. Depuis, la liste des effets avérés
ou  potentiels  de  l’exposition  in utero au  DES  n’a  cessé  de  s’allonger :  infertilité,  grande
prématurité,  malformations  urogénitales,  cancers,  troubles  psychiatriques,  troubles
alimentaires,  etc.  En  outre, les  populations  touchées  se  sont  étendues  des  « filles DES »  aux
« fils DES », puis aux « petits‐enfants DES ».

L’histoire française du Distilbène a répété et creusé les erreurs tragiques américaines.
La  prescription  aux  femmes  enceintes  a  débuté  dans  les  années  1950  et  a  continué  d’être
recommandée jusqu’en 1976, des prescriptions marginales étant documentées jusqu’en 1982.
La  littérature  américaine  n’a  eu  quasiment  aucun  écho  en  France.  Même  lorsque  l’un  des
auteurs  a  donné  une  conférence  à  Paris  en  1972  devant  la  fine  fleur  des  gynécologues‐
obstétriciens, la plupart ont refusé de croire aux effets délétères du DES sur leurs patientes.
En  1981,  alertée  par  des  problèmes  d’infertilité  et  de  malformations  utérines,  le  Dr  Anne
Cabau  a  lancé  un  appel  aux  filles  Distilbène  dans  le  magazine  de  la  mutuelle  MGEN.  Les
résultats de son étude ont été repris par le Monde en février 1983 sous le titre « Les enfants du
Distilbène : une gigantesque erreur médicale ». L’article a fait l’objet d’une intense couverture
médiatique.  Les  institutions  publiques  et  la  profession  médicale  ont  alors  adopté  un  ton
extrêmement  rassurant  sur  les  problèmes  du  Distilbène  en  France  et  ont  même  parfois
dénoncé les alertes du Dr Cabau comme des opérations de publicité personnelle. Un groupe
de  chercheurs  mandaté  par  l’INSERM  a  mené  une  étude  évaluant  à  200 000  le  nombre  de
femmes traitées en France et à 160 000 les naissances de bébés, « filles et fils DES », exposés
in utero.  Le  groupe  a  émis  des  recommandations  en  faveur  de  l’information  et  d’un  suivi
clinique des patientes. Mais celles‐ci restèrent lettre morte.

Quatre  campagnes  d’information  à  destination  des  professionnels  de  santé  ont  été
organisées,  sous  la  pression  des  associations :  en  1988,  1992,  2003  et  2010.  Pourtant,
aujourd’hui encore, certains gynécologues disent n’avoir « jamais vu de  fille Distilbène ». Les
femmes subissent donc encore très régulièrement une longue errance diagnostique, des soins
inappropriés, éventuellement eux‐mêmes iatrogènes, en dépit d’anomalies et de  trajectoires
cliniques  « typiques »  telles  qu’un  utérus  en  T,  des  grossesses  extra‐utérines,  des  fausses‐
couches  tardives,  etc.  Les  possibles  problèmes  rencontrés  par  les  fils  et  petits‐enfants  DES
sont plus encore ignorés.

L’histoire des collectifs associatifs en France marque le même  retard par rapport aux
États‐Unis.  Les  Américaines  se  sont  mobilisées  à  partir  de  1975  et  sont  parvenues  à  faire
bouger  les  lignes  du  droit,  de  la  science  et  de  la  médecine  (Bell,  2009).  En  France,  la
mobilisation a été plus tardive. Les premiers collectifs sont apparus à la fin des années 1980,
mais ils ont échoué à  faire entendre la cause au‐delà d’un petit groupe impliqué. En 1994, a
été créé Réseau DES, rattaché au réseau DES Action International. Sur le plan judiciaire, c’est
sa  fondatrice,  dont  la  fille  était  atteinte  d’un  cancer  ACC,  qui  intenta  l’une  des  premières
actions judiciaires au civil. Pourtant, l’association entretient un rapport prudent vis‐à‐vis de la
justice. Elle a récemment développé un partenariat avec la FNATH dont les juristes évaluent
préalablement  les  dossiers  des  personnes  qui  envisagent  d’ester  en  justice.  Deux  autres
associations  ont  été  créées.  Hhorages  (Halte  aux  hormones  artificielles  dans  le  cadre  de  la
grossesse),  fondée  en  2002,  s’intéresse  essentiellement  aux  effets  psychiatriques  et  à  tous
ceux  sur  la  troisième  génération  produits  par  l’ensemble  des  hormones  artificielles  prises
pendant la grossesse. Elle est la seule des trois associations à promouvoir une action judiciaire
au  pénal.  Les  dossiers  sont  portés  par  un  avocat  pénaliste,  connu  pour  représenter  les
victimes de différents scandales de santé publique. L’association Les Filles DES, créée en 2003,
se  consacre  aux  problèmes  de  fertilité  des  femmes  exposées  in utero  et  se  montre  très
favorable  aux  démarches  judiciaires.  Elle  organise  régulièrement  des  réunions  et  des
rencontres  avec  une  avocate  civiliste  spécialisée  depuis  20  ans  dans  les  contentieux
Distilbène.

Le tribunal, lieu risqué de défense d’une cause

Les procédures du droit civil  français demeurent, par définition, enchâssées dans une
perspective  de  réparation  individuelle,  interdisant  a priori  toute  forme  de  collectivisation
propre  aux  accidents  sériels.  Ces  propriétés  juridiques  n’empêchent  cependant  pas  la
création  de  collectifs  et  de  causes  en  amont  et  en  aval  de  la  scène  du  tribunal.  Or,  c’est
précisément  cette  voie  civile  qu’ont  prioritairement  empruntée  les  victimes  de  Distilbène,
s’appuyant  sur  le  droit  de  la  responsabilité  des  produits  défectueux.  Aussi  cette  partie  va
montrer  les  conditions  de  la  collectivisation  d’une  action  judiciaire  et  les  tensions  entre
engagement individuel et combat collectif.

Un combat collectif…

Les  personnes et  associations mobilisées  –  qu’elles  aient  ou  non  engagé  une action  ‐
s’accordent globalement  sur la  dimension  collective  du  contentieux,  qui  prend  trois  formes.
Premièrement,  il  ressort  des  entretiens  que,  si  la  procédure  et  le  dossier  sont  individuels,
l’engagement dans le procès est vécu comme une participation à une cause collective. Voici ce
qu’en disent deux femmes exposées in utero :

“Je ne me bats pas pour moi. Moi, je me bats pour la jurisprudence pour que les filles qui n’ont pas toutes
les “chances″ que j’ai eues, entre guillemets, elles, elles en profitent. (Véronique)”

 “Il  faut y aller : pour nous, pour clore le chapitre, que ce soit le mien ou le sien, et puis pour aider, par
solidarité aussi vis‐à‐vis du groupe. (Laurence)”

Le contentieux Distilbène, à l’instar d’autres affaires médicales, montre que le recours
judiciaire est une forme de mobilisation sociale, relevant d’un usage militant du droit ou d’un
activisme juridique.

Deuxièmement,  à  l’image  de  ce  que  l’on  connaît  bien  des  mobilisations  collectives,
l’engagement  individuel  sur  le  front  judiciaire  vise  à  produire  un  collectif  qui,  d’une  part,
requalifie l’individu et,  d’autre  part, le  rattache à  un groupe et « vascularise » le  tissu  social
(Cefaï, 2007). À la manière d’une  réunion d’information médicale, la  rencontre des  victimes
avec  des  professionnels  du  droit  leur  fait  réaliser  leur  condition  commune,  comme  en
témoigne l’expérience de Gaëlle :

“Nous avons rencontré Maître X qui a expliqué un peu ce qu’il en était […] Ça a vraiment été le déclic ce
jour‐là, d’un seul coup, je me disais “on est ensemble, quoi” […] On se sent épaulés. Il y a eu un contact
[…] UCB Pharma, d’un coup se rend compte qu’ils n’ont plus le monopole “d’être gros” entre guillemets.
Ça, c’est vrai que c’est une avancée phénoménale. (Gaëlle)”

Troisièmement, c’est grâce au contentieux engagé par certaines victimes que d’autres
ont  pu  mettre  un  nom  sur  les  troubles  cliniques  qu’elles  subissaient,  se  saisir  comme  des
« filles Distilbène ». En effet, un des résultats marquants de l’enquête a été de découvrir que 
nombre  de  femmes  souffrant  de  problèmes  de  santé  en  ont  découvert  l’origine
médicamenteuse  à  l’occasion  de  la  médiatisation  de  cas  contentieux.  Les  premières
« victoires »  jurisprudentielles  et  leur  écho  médiatique  ont  ainsi  offert  un  cadre  ‐  au  sens
goffmanien  du  terme  ‐ à  ces  femmes  pour  penser leur expérience  et lui  donner  un  sens.  La
publicisation  du  contentieux  est  donc  conçue  par  les  requérantes  pionnières  comme  un
moyen  de  briser  l’inertie  des  pouvoirs  publics  et  de  la  profession  médicale,  comme  en
témoigne l’une des premières femmes à avoir esté en justice :

“C’était une  façon d’informer le public.  J’avais aussi l’expérience des Néerlandaises. C’est parce qu’elles
ont fait une information comme ça que d’autres personnes sont venues, ont témoigné elles aussi. Pareil
aux États‐Unis. (Alice)”

On retrouve ici des processus décrits par Jean‐François Laé (1996) sur la capacité des
victimes  à  passer  du  domaine  privé  à  l’espace  public  et  à  gagner  ainsi  une  reconnaissance
sociale  qui  assoit  en  retour  la  légitimité  de  leur  plainte.  Les  contentieux  Distilbène  et  leur
publicisation  ont  ainsi  ouvert  deux  possibilités  à  celles  qui  étaient  restées  jusque‐là  dans
l’ombre : sortir de l’errance diagnostique pour se tourner vers des consultations spécialisées
et bénéficier d’un suivi clinique adapté d’une part, sortir de l’invisibilité sociale et demander
raison  de  leur  malheur  d’autre  part.  Les  premiers  jugements  permettent  ainsi  la  création
d’une  série et  servent d’incitation à l’entrée dans la  voie judiciaire. Ce mouvement peut lui‐
même être facilité et organisé par les collectifs de victimes, comme le raconte une responsable
associative :

“Tous les dossiers [sont] à Nanterre, donc même si c’est pas du collectif, ça donne l’impression. En 2009,
on  avait  demandé  à  tous  les  gens  d’essayer  de  porter  plainte,  pour  que  toutes  les  procédures  soient
déposées le même jour. (Virginie)”

Mais, en dépit de ces effets « boule de neige », on compte au  final peu de requérantes
dans notre échantillon (18/77) comme au niveau national (un avocat évoque 400 dossiers en
cours pour 160 000 enfants exposés). Il nous  faut donc comprendre cette relative rareté des
actions engagées.

… mais une armée en ordre dispersé

Le  cas  du  Distilbène,  nous  permet  de  déterminer  trois  facteurs  essentiels  qui
expliquent le nombre limité de recours judiciaires. Premièrement, on retrouve ici des constats
généraux sur la difficulté du recours au droit pour tous ceux qui ne sont pas déjà familiarisés
avec l’univers de la justice (Israël, 2009) et sur les limites du modèle de la protection juridique
selon  lequel  le  droit  offre  aux  victimes  les  outils  efficaces  pour  obtenir  réparation  et
contraindre  les  délinquants  à  adopter  des  conduites  conformes  aux  normes  sociales.  Ces
difficultés sont d’autant plus grandes dans les affaires médicales que demeure une importante
asymétrie entre la victime et l’accusé, a fortiori dans le cas du Distilbène, où les laboratoires
attaqués  ont  une  expérience  constituée  du  droit,  un  service  juridique  intégré,  une  surface
financière qui les dotent a priori de meilleures chances de réussites sur la scène du tribunal.
Les entretiens indiquent donc que, si le recours au droit est bien une arme pour les victimes,
celle‐ci est difficile de maniement et que son coût (matériel et symbolique) constitue un frein
puissant, comme l’indique une responsable de Réseau DES :

“Ce qu’on essaie de dire aux filles, c’est qu’il faut évaluer. Mais même pour celles qui ont eu un cancer, je
crois  qu’il  faut  évaluer  ce  qu’on  en  attend  parce  que  c’est  un  long  parcours,  c’est  quand  même
douloureux. Ces expertises, c’est un moment terrible parce que vous revivez et je vous assure, qu’en face,
ils savent vous faire revivre ces sales moments. (Alice)”

Comme dans le cas des victimes de discriminations, on peut se poser la question de la
participation du droit aux processus sociaux d’exclusion. Le genre a ici sa part, les victimes du
Distilbène  étant  d’abord  des  femmes.  Elles  endossent  plus  volontiers  le  statut  de
« survivantes » que celui de « victimes », parce qu’elles anticipent les coûts psychologiques et
matériels d’une plainte et leurs faibles chances d’obtenir gain de cause et qu’elles misent sur
leur capacité à vivre dignement et à faire face à l’adversité, plus que sur une réparation de la
part de la société (Bumiller, 2011).

Deuxièmement,  de  manière  plus  originale,  les  témoignages  des  personnes  exposées
révèlent une euphémisation ou le passage sous silence de problèmes de santé dont la gravité
se trouve minorée au regard d’un mal qui aurait pu être encore plus grave (cancer ACC, décès
d’un enfant prématuré, stérilité définitive…). Ainsi, à propos de son second fils né à terme en
bonne  santé  alors  que  le  premier  était  un  grand  prématuré,  Isabelle  parle  d’une  grossesse
« normale »  puis  précise  « normale,  mais  alitée  quand  même ».  Cette  euphémisation  est
renforcée par le partage des expériences au sein des collectifs d’entraide, qui rend  tangibles
ces dommages plus graves subis par d’autres. Ainsi, cette même femme évoque en ces termes
une autre grossesse, extra‐utérine, au terme de laquelle elle a perdu une trompe :

“J’étais  contente  finalement  d’avoir  fait  ça,  parce  que  je  me  suis  dit  “ça  marche !” ».  Elle  ajoute :  « Par
rapport à d’autres filles, c’est pas catastrophique… . (Isabelle)”

Troisièmement, l’histoire sociale et familiale singulière du Distilbène a indéniablement
contribué à ce phénomène. Être victime, c’est reconnaître que ses dommages sont dus à une
prise  médicamenteuse  à  laquelle  ont  participé  ses  ascendants.  De  ce  fait,  des  personnes  se
sachant  exposées  hésitent  à  se  déclarer  publiquement,  comme  l’explique  une  responsable
associative de Filles DES :

“On a dû mal à trouver des témoignages. C’est parce que les filles DES n’osent pas témoigner en tant que
fille Distilbène. Il y en a […] c’est pour ne pas culpabiliser leur mère. Même pour porter plainte, il y en a
qui me disent qu’elles ne veulent pas porter plainte, parce qu’elles ne veulent pas culpabiliser leur mère.
(Virginie)”

Ce  processus  a  été  documenté  dans  d’autres  recherches  sur  l’expérience  de  la
maladie et du handicap (Murphy, 1990 ) : quand une société ne reconnaît pas un problème
de  santé  publique,  les  personnes  atteintes,  les  victimes  deviennent  les  gêneurs  et
endossent peu à peu la responsabilité de leur propre malheur. Dans le cas du Distilbène,
les mères disent régulièrement se sentir coupables d’avoir pris le médicament, quand bien
même  son  accès  était  soumis  à  une  prescription  médicale,  les  filles  disent  se  sentir
coupables de ne pas parvenir à donner naissance à un enfant sain, quand bien même elles
souffrent de malformations sur lesquelles elles n’ont guère de prises.

Solidarité et ambiguïtés du procès

Comme dans le cas des victimes des essais nucléaires et de l’amiante, l’action contentieuse
permet  de  « rendre  visible  un  groupe  affecté »  (Barthe,  2010 :  82)  et  de  publiciser  un
problème  social  (Henry,  2003).  Cette  visibilisation  connaît  néanmoins  des  limites :  si  de
nombreuses femmes découvrent alors quelle est la nature du mal qui les affecte, toutes ne se
reconnaissent pas dans cette nouvelle identité collective. Ainsi, un petit nombre de femmes de
notre  corpus préfèrent  considérer  leurs  problèmes  de  santé  comme  un  aléa  de  la  vie,  qui
aurait  pu  être  causé  par  un  gène  de  prédisposition  ou  par  une malformation  spontanée.  La
question  de  la  responsabilité  est  ainsi  éliminée  d’emblée  et  par  conséquent  le  statut  de
victime.  Ces  femmes  ne  sont  ni  pour  ni  contre  le  recours  en  droit,  elles  ne  se  sentent
simplement pas personnellement concernées.

Mais pour celles qui se reconnaissent comme victimes, l’articulation entre le bénéfice
collectif  et  l’action  judiciaire  individuelle  est  toujours  problématique.  Faute  d’une  véritable
organisation  collective  des  demandes  en  réparation,  la  décision  d’ester  demeure  un  choix
personnel  risqué.  Patricia,  mère  de  deux  filles  exposées  qui  n’ont  pas  engagé  d’action
judiciaire,  malgré  des  problèmes  gynécologiques  et  obstétricaux  importants,  exprime
clairement ce point de vue qu’on retrouve de façon récurrente dans les entretiens :

 “C’est vrai que chaque procès  fait avancer la justice. C’est pour soi, mais ce n’est pas uniquement pour
soi. Mais le prix à payer, être soupçonné, repasser devant les experts, etc. moi je ne pousserai jamais mes
filles à faire ça. (Patricia)”

Les  sociologues  doivent  s’interroger  sur la  compatibilité  des  recours judiciaires  avec
les exigences de la vie ordinaire. Les agencements entre action en justice et engagement sur
d’autres scènes de la vie sociale varient selon les individus, mais ils font toujours l’objet d’un
travail d’évaluation et de négociation subtil. Pour résoudre ces tensions, nombre de victimes
délèguent  l’action  judiciaire  à  des  figures  requérantes  à  l’égard  desquelles  elles  se
positionnent comme « supporters ». Un nombre de recours limité ne signifie donc pas que les
requérants seraient une minorité procédurière cherchant des responsables et des coupables
là où la majorité silencieuse rapporterait le drame à un aléa.

L’histoire contentieuse a également induit une hiérarchisation des dommages et – par
rebond – la fragmentation des victimes en fonction du degré d’atteinte subie. Ainsi, le rôle des
premiers  contentieux  est  ambigu :  ils  ont  agi  comme  précédents,  incitant  de  nouvelles
requérantes à s’agréger aux premières. Mais ces premiers contentieux étaient portés par des
femmes ayant subi des cancers engageant le pronostic vital. Ils ont donc également eu un rôle
dissuasif, persuadant certaines  victimes que leurs dommages étaient insuffisamment graves
pour demander réparation devant les  tribunaux,  freinant ainsi la  transformation d’une série
de cas en « affaire ».

Publiciser la cause, au-delà des procès

Le  premier  recours  a  été  lancé  en  1991  et  le  jugement  en  première instance  n’a  été
prononcé  qu’en  2002,  lenteur  remarquable  au  civil.  En  dépit  de  ces  débuts  difficiles,  le
contentieux  français  du  Distilbène  s’avère,  comme  aux  États‐Unis,  une  avancée  importante
dans  l’élaboration  d’une  cause  DES  pour  deux  raisons  concomitantes.  D’une  part,  la
jurisprudence a sensiblement  fait évoluer le régime de la responsabilité du  fait des produits
défectueux, marquant une avancée incontestable des droits des victimes et une extension de
la  responsabilité  des  laboratoires.  D’autre  part,  la  légitimité  produite  par  des  succès
judiciaires  a  entraîné  une  médiatisation  du  Distilbène  comme  cause  de  santé  publique.

L’invisibilisation  épidémiologique,  médicale  et  sociale  des  filles  DES  a  donc  été  pour  partie
levée avec les premières décisions de justice (Fillion et Torny, à paraître). Mais cette visibilité
pose  la  question  du  sens  que  les  victimes  donnent  au  résultat  du  procès,  au‐delà  des
audiences qui jouent un rôle important pour les victimes dans les procédures pénales (Barbot
et  Dodier,  2008).  Nous  allons  aborder  cette  question  d’abord  du  point  de  vue  des  victimes
individuelles  avant  de  traiter  des  manières  dont  les  trois  associations  spécialisées  s’en
emparent.

Réparation personnelle et reconnaissance publique

Quoique  la  réparation  produite  par  les  tribunaux  civils  ait  toujours  la  forme  d’une
indemnisation  financière,  des  victimes  directes  et  –  marginalement  –  de  leurs  proches  dits
« victimes  par  ricochet »,  les  attentes  associées  sont  très  diverses.  Les  requérants  peuvent
espérer  une  indemnisation,  une  sanction  du  coupable,  une  réforme  (Guillarme,  2003).  La
première  attente  exprimée  et  partagée  par  ceux  que  nous  avons  rencontrés  est  celle  de  la
reconnaissance, mise en évidence à l’échelle de la société par Axel Honneth (Honneth, 2000).
La  reconnaissance  est  une  forme  de  réparation  d’autant  plus  attendue  dans  le  cas  du
Distilbène que le corps médical a creusé la dette du préjudice initial en ne proposant pas de
suivi adapté, a fortiori en niant la responsabilité du médicament : « Jusqu’à quand devra‐t‐on
justifier qu’on est des filles DES ? » demande Sylvia.

Cette  demande  de  reconnaissance  s’exprime  avec  une  force  particulière  chez  les
familles  victimes  de  troubles  psychiatriques  pour  lever  les  jugements  moraux  et  sociaux
disqualifiants qui leur sont systématiquement associés :

“Reconnaître le problème, c’est d’abord la première chose que les  familles demandent. Elles demandent
une reconnaissance de ce problème. C’est des familles qui ont été très malmenées par le corps médical et
en particulier le monde de la psychiatrie », explique Yvonne, mère d’un enfant exposé qui s’est suicidé et
militante d’Hhorages.”

Un  fils  Distilbène  qui  envisage  une  plainte  au  pénal  explique  qu’il  attend  avant  tout
qu’on  ne  le  tienne plus  pour  responsable  de  ses  accès  de  dépression.  La  question  de  la
reconnaissance  apparaît  ici  indissociable  de  la  désignation  d’un  coupable  ‐  l’exposition
médicamenteuse  et,  par  conséquence,  le  laboratoire  pharmaceutique  ‐  pour  délivrer  la
victime du fardeau de la responsabilité de ses malheurs.

Les  attentes  à  l’égard  du  procès  en  termes  de  reconnaissance  sont  donc  partagées,
quelles  que  soient  les  victimes  et  les  chemins  juridiques  qu’elles  adoptent.  La  frontière  est
souvent  gommée  dans  les  entretiens  entre  réparation  individuelle  et  reconnaissance
publique. L’indemnisation est évoquée comme un moyen de conversion universel pour rendre
compte  des  responsabilités  et  des  droits  de  chacun.  Gaëlle  qui  a  engagé  une  action  au  civil
explique :

“C’est pas  faire payer, c’est pas ce  truc‐là, mais de dire : je  veux qu’on me  reconnaisse comme une  fille
DES […] Moi, je veux leur  faire admettre… moi ce que je veux, c’est qu’ils disent : “OK, on est coupable,
OK, on s’excuse, on est désolés pour vous, on est désolés pour vous”. Mais ça, je l’aurai jamais. (Gaëlle)”

Un grand  nombre  de  victimes insistent  sur le  fait  qu’une  victoire  personnelle  doit  se
concevoir dans un édifice jurisprudentiel au long cours. Mais les causes ainsi visées peuvent
varier d’une personne à une autre. Il peut s’agir des droits des victimes du Distilbène ou plus
largement des médicaments, comme l’explique Elsa :

“Je dis qu’il faut arrêter les laboratoires. Avec cette histoire Distilbène, énormément de médicaments sont
mis sur la sellette. Et c’est grâce à toutes ces procédures qui sont mises en route. (Elsa)”

L’indemnisation  obtenue  au  terme  du  procès  et  dans  l’enceinte  du  tribunal  n’est
souvent  pas  décrite  comme  un  fait isolé.  La jurisprudence est alors  saisie  comme  une  force
propre  à initier  des  changements  sociaux.  Les  victimes insistent  souvent  sur  des  formes  de
reconnaissance et de réparation qu’elles espèrent peu à peu obtenir dans différentes sphères
de la vie sociale à partir des décisions de justice qui leur sont favorables. Gaëlle précise :

“Mon souhait le plus cher, quand on fait tous les rendez‐vous  au conseil général pour adopter, c’est que le
fait de dire qu’on est une fille DES permette d’accélérer notre procédure.  Je voudrais une avancée d’un
point de vue national, des administrations. (Gaëlle)”

Ici,  le  statut  de  victime  reconnue  conduirait  à  l’acquisition  de  droits  sociaux
spécifiques,  dérogatoires  au  régime  commun,  à  la  manière  du  congé  maternité  DES
exceptionnel que les associations ont obtenu après 20 ans de combat. C’est sur ces mêmes
bases que certaines victimes ont demandé que l’interdiction de la gestation pour autrui soit
levée pour les filles Distilbène, et cela a d’ailleurs été envisagé par les parlementaires lors des
discussions sur la révision des lois de bioéthique de 2011.

On  voit  dans  ces  différents  exemples  que  les  victimes  conçoivent  l’action  judiciaire
comme un levier politique. Dans cette perspective, la réparation individuelle du préjudice est
moins  centrale.  Certaines  victimes  vont  même  jusqu’à  dissocier  les  bénéfices  attendus  de
l’affaire d’une improbable réparation individuelle. L’idée même de réparation individuelle n’a
aucun sens pour les parents se tournant vers les tribunaux après le suicide de leur enfant. La
bataille  engagée  est  celle  d’un  renouvellement  du  droit,  non  seulement  judiciaire,  mais
législatif.  Les  victimes  se  conçoivent  alors  comme  des  éléments  d’un  groupe  qui,  par  son
acharnement judiciaire, finira par faire bouger les lignes du droit. Solange, une des premières
engagées au pénal, explique :

“Nous nous considérons avec Yvonne [une autre mère qui a porté plainte suite au suicide de son enfant]
comme des locomotives sur lesquelles vont venir s’accrocher tous les wagons des autres personnes. En
France, il n’existe pas encore de système de plainte collective, comme aux États‐Unis, mais ça viendra.
(Solange)”

Ces extraits montrent que la dimension publique n’est jamais tout à fait absente de la
question  de  la  réparation  individuelle.  Néanmoins  il  faut  souligner  que  l’accent  est  mis  sur
l’une  ou  l’autre,  en  lien  avec  la  portée  accordée  à  celles‐ci  et  au  rôle  des  victimes.  Il  faut
également rappeler que les collectifs engagés par l’action individuelle sont multiples ainsi que
les objectifs assignés aux résultats des procès.

Usage des procès par les associations

Symétriquement,  les  attentes  des  associations  à  l’égard  du  tribunal  n’ont  pas  par
nature  une  dimension  publique  et  collective.  En  effet,  contrairement  à  d’autres  dossiers
sanitaires, les associations mobilisées sur le Distilbène ne sont pas d’emblée des collectifs de
victimes tournés vers l’action judiciaire. Aussi, les résultats des procès par les associations est
très varié du point de vue de la publicité des usages sociaux.

Du  côté  de  Réseau  DES,  la  portée  politique  des  décisions  jurisprudentielles  pour  les
victimes  du  DES  ‐  et  plus  largement  de  médicaments  et  autres  produits  défectueux  –  est
systématiquement  relativisée  par  l’association  au  profit  de  la  résolution  de  cas  individuels
particulièrement  dramatiques.  Réseau  DES  pense  les  plaintes  et  les  décisions  en  termes  de
cas. L’association encourage fortement le soutien aux victimes dans leur parcours judiciaire :
les adhérents et sympathisants de l’association sont invités par exemple à venir soutenir les
victimes lors des auditions quand celles‐ci le souhaitent, et justice est demandée dans la revue
et sur le site pour telle ou telle ayant subi tels préjudices. Mais l’accent est systématiquement
mis sur le cas singulier et les victoires obtenues sont celles de Claire ou Françoise, pas celles
des  victimes  du  DES.  La  présidente  de  l’association  met  un  point  d’honneur  à  rappeler
régulièrement  qu’il  faut  savoir  maintenir  la  frontière  privé/public.  Une  spécialiste  de  santé
publique engagée auprès de Réseau DES explique :

“La présidente, c’est une mère qui a été très touchée. Sa fille a fait un procès, mais elle n’en parle pas. Ça
fait sa légitimité : jamais de dérapage, jamais de confusion. C’est une mère DES qui sait distinguer entre
affaire privée et affaire publique. (Marion)”

Cette attitude est corrélée à des commentaires sur les jugements qui restent confinés à
l’espace associatif ou à des médias triés sur le volet, le principe étant de collaborer avec des
spécialistes  bénéficiant  d’une  légitimité  maximale  dans  l’espace  public.  La  prudence
entretenue vis‐à‐vis du judiciaire est également importante vis‐à‐vis de la publicité, la presse
étant  toujours  jugée  suspecte  d’imprécisions  et  d’erreurs  dans  sa  quête  de  sensation.  Le
procès  est  conçu  comme  une  épreuve  supplémentaire  pour  les  victimes,  aux  résultats
incertains et dont les modalités de réparation demeurent en deçà des souffrances endurées.
Aussi, l’association se mobilise‐t‐elle en faveur d’accès pacifiés à une reconnaissance et à une
réparation,  que  ce  soit  par  l’intégration  des  victimes  du  médicament  à  l’ONIAM  ou  par  la
légalisation d’actions de groupe dans le domaine de la santé. Il s’agit donc d’alléger les coûts
économiques et psychiques liés à l’action judiciaire et de réduire son caractère aléatoire.

De leur côté, Les Filles DES et Hhorages peuvent être qualifiés d’activistes judiciaires :
le  droit est  une arme au  service  d’une  cause  (Israël,  2009).  Celle‐ci  n’est  pas la même  pour
l’une  et l’autre  des  deux  associations, mais  dans  chaque  cas, il  ne  faut  rien  négliger  pour la
rendre publique. Les Filles DES tente de mener et de gagner un maximum de procès au civil
pour étendre la reconnaissance des victimes et les droits des personnes dans le champ de la
santé.  Il  s’agit  de  recourir  au  contentieux  pour  étendre  les  droits  fondamentaux  des
personnes, le  périmètre  des  préjudices  reconnus au‐delà  du  préjudice matériel grave et au‐
delà des dommages les plus directs du DES (par exemple : indemnisation du préjudice sexuel,
du  préjudice  d’établissement,  préjudice  spécifique  d’exposition)…  Les  Filles  DES  s’inscrit
dans un registre plus vaste des luttes contemporaines en  faveur des droits des victimes. Les
victoires sont systématiquement et sans restriction commentées dans les médias.

” On  a  énormément  communiqué,  explique  la  présidente  de  l’association.  Effectivement,  à  force,  on  a
réussi. Au mois de septembre [2009] à la Cour de Cassation, j’ai eu 150 appels de journalistes sur mon
portable. Il y a une attente médiatique et ça nous permet de faire connaître davantage le problème […] À
la Cour de Cassation, tout le monde était là, aussi bien Libé, le Monde, M6, LCI […]  Il y a Closer qui a fait
une  page  au mois  de juin et les mères  de mes  élèves  sont  arrivées  avec Closer,  parce  que  c’est  pas le
même  type  de  population  et  de  journaux.  Mais  voilà,  comme  ça,  ça  a  touché  d’autres  gens…  Oui,
l’essentiel, c’est que ça touche tout le monde ! (Virginie)”

Concernant la personnification, Les Filles DES prend le contrepied de Réseau DES : le
cas, s’il est singulier, n’en est pas moins exemplaire et la mise en visibilité d’une victime donne
corps  à  la  cause.  À  l’instar  des  mouvements  féministes  d’inspiration  anglo‐saxonne,
l’engagement  judiciaire  des  Filles  DES  dit  à  sa  manière  que  le  privé,  c’est  du  public  et  du
politique.

Hhorages de son côté mobilise le judiciaire en faveur de la cause, mais sans que le droit
soit une fin en soi. La cause est avant tout scientifique et, si le droit a son importance dans les
logiques de mobilisation, c’est pour fabriquer de la preuve. Plus exactement, l’action judiciaire
‐ qui a son régime de preuve propre ‐, est investie pour déstabiliser le régime de preuve de la
science  orthodoxe,  tenter  de  la  contraindre  de  prendre  en  considération  les  victimes  des
hormones  de  synthèse et  de  revoir  ses  standards  d’évaluation  des  risques encourus  par les
générations  futures.  En  optant  prioritairement  pour  le  pénal,  Hhorages  n’espère
vraisemblablement  pas  une  victoire  au  vu  de  l’impuissance  du  droit  français  à  qualifier
pénalement des  responsabilités dans les dossiers sanitaires complexes  (Mistretta, 2011). La
partie  est  en  revanche  moins  fermée  au  civil,  concernant  notamment  les  malformations
urétrales  des  petits‐fils.  L’avocat  de  l’association,  explique  ainsi  l’action  engagée  au
contentieux lors de l’assemblée générale du 17 mars 2012 :

“Ce qui est premier dans ce qui doit occuper l’association, ce n’est pas le juridique, mais le scientifique.
Tant  que  nous  n’avons  pas  atteint  un  certain  seuil  de  preuves  scientifiques, les  démarches judiciaires
que  nous  avons  engagées  ne  pourront  aboutir  […]  Je  constate  que  d’année  en  année,  les  travaux
avancent et laissent espérer qu’on aura des preuves scientifiques. (Maître X)”

L’action judiciaire, notamment le volet de l’instruction pénale, est une ressource pour
initier enquêtes et débats contradictoires : l’objectif n’est plus ici d’obtenir la réparation des
victimes  du  Distilbène  ou  même  des  médicaments  dans  leur  ensemble,  mais  d’instruire  la
question scientifique des menaces que font peser les perturbateurs endocriniens sur la santé
des  populations  et  celles  de  leur  descendance.  « Pesticides et oestrogènes, même combat »,
explique  une  militante  d’Hhorages.  À  l’inverse  de  Réseau  DES,  Hhorages  favorise
systématiquement  le  débat  contradictoire  plutôt  que  le  consensus,  dans  une  logique  de
soupçon  à  l’égard  des  substances  hormono‐mimétiques.  Le  contentieux  judiciaire  est ici  un
répertoire  d’action  parmi  d’autres  pour  faire  évoluer  les  modalités  d’administration  de  la
preuve, entrer dans une ère de précaution, activer la chaîne des responsabilités scientifiques
dans des sociétés hautement technologisées. Quand bien même une victoire judiciaire est très
improbable, l’association peut espérer une « affaire » au sens que lui donne Élisabeth Claverie
(1994),  à  savoir  la  rencontre  de  l’action  en  justice  avec  un  grand  débat  scientifique  et
politique, comme ce fut le cas pour le sang contaminé, l’hormone de croissance ou l’amiante.

Conclusion

De  nombreuses  politiques  de  prévention  primaire  se  sont  fondées  sur  l’information
des  personnes  avant  même  qu’elles  ne  soient  des  patients,  notamment  par  l’extension  des
dépistages en population générale, que ce soit à propos du fœtus (Ville, 2011), du jeune enfant
(Vailly, 2011) ou de l’adulte (Cazal et Génolini, 2013; Ménoret, 2007). Cette médicalisation des
personnes  bien‐portantes,  basée  sur  des  connaissances  épidémiologiques,  a  transformé  des
actes  ordinaires  et  privés  en  questions  de  santé  publique.  Mais  elle  ne  peut  être  conçue
comme un mouvement univoque, puisque d’autres populations, pour lesquelles l’existence de
risques  augmentés  est  avérée,  ne  sont  ni  suivies  ni  informées :  c’est  notamment  le  cas  des
salariés  exposés  dans  un  cadre  professionnel  (Thébaud‐Mony,  1991)  ou  des  habitants  de
zones  contaminées  (Murphy,  2013).  Le  cas  du  Distilbène  illustre  celui  des  nombreuses
populations  subissant  les  effets  iatrogènes  des  systèmes  de  soin :  hémophiles  et  transfusés
receveurs  de  produits  sanguins,  enfants  traités  par  l’hormone  de  croissance  extractive,
victimes  du  Vioxx  ou  du Mediator.  La  plupart  d’entre  elles,  comme  celles  du DES,  n’ont  été
reconnues comme victimes que tardivement, au terme de mobilisations sociales et judiciaires.

Il  existe  de  nombreuses  modalités  de  publicisation  des  causes  sanitaires  par  des
groupes minoritaires. Les sciences sociales ont notamment étudié l’efficacité des logiques de
coalition, que ce soit entre acteurs associatifs ou avec des chercheurs et des professionnels de
santé,  pour  produire  des  dispositifs  de  financement et de  recherche  comme  dans le  cas  des
maladies rares (Huyard, 2012) ou du Téléthon (Rabeharisoa et Callon, 1998). D’autres voies
ont également été décrites, comme l’enrôlement du personnel administratif et politique par
des associations, comme dans le cas des victimes des essais nucléaires français (Barthe, 2010)
ou celui des maladies nosocomiales (Carricaburu et Lhuilier, 2009). Notre article rappelle que
la  voie  judiciaire  est  une  autre  possibilité  de  publicisation  des  causes  sanitaires,  le  malade
devenant alors visible en tant que victime face à des responsables (Chateauraynaud et Torny,
2013). Mais nous avons souligné la diversité des formes de collectivisation et de publicisation
qui lui  sont  associées.  Chaque  procès,  s’il  est juridiquement l’objet  d’une  seule  victime  face
aux laboratoires, peut susciter des investissements collectifs, par effet de représentation ou de
solidarité.  Il  peut  également  s’inscrire  dans  un  combat  judiciaire  de  plus  grande  ampleur,
donnant  lieu  à  une  jurisprudence  utile  à  d’autres,  ou  suscitant  simplement  de  nouvelles
actions  judiciaires  de  personnes  qui  se  considéraient  auparavant  comme  malades  et  non
victimes. Mais la portée et la publicité qu’il faut accorder à une décision de justice demeurent
l’objet  de  tensions  parmi les individus et les  collectifs. Vouloir être  reconnu comme  victime
peut s’inscrire dans une dynamique d’ouverture par la conquête de droits pour soi et autrui
ou  la  promotion  de  nouvelles  formes  de  prévention  visant  à  éviter  la  répétition  des
catastrophes, tout autant que dans une logique de clôture d’une histoire douloureuse. 

Références

DES DIETHYLSTILBESTROL RESOURCES

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