Des malades rendus visibles par le droit ?
Lors de la plupart des catastrophes sanitaires en France, la transformation de
problèmes de santé privés en affaires de santé publique a été laissée à l’initiative des victimes
et de leur engagement judiciaire, notamment dans le cas du sang contaminé (Fillion, 2009 ;
Hermitte, 1996) et de l’amiante (Chateauraynaud et Torny, 2013). Le Distilbène ne fait pas
exception : l’histoire française de ce médicament est celle d’oublis et de négligences répétés
de la part des pouvoirs publics et de la profession médicale. Ceci est vrai aux États‐Unis
(Langston, 2010), et plus encore en France où l’on constate un « sur‐retard » perpétuel :
malgré les alertes répétées depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui sur la méconnaissance
des populations exposées et sur les risques encourus, les enfants du Distilbène n’ont fait
l’objet d’aucune information ou de mesures ciblées de prévention et de soins (Fillion et Torny,
2016). Il a souvent fallu les témoignages de victimes dans les médias et les premières
décisions de justice dans les années 2000 pour que les personnes concernées se saisissent,
non plus comme des malades isolés, mais comme un groupe exposé, pouvant légitimement
demander raison de son malheur. Pour autant, les tribunaux peuvent‐ils être le lieu d’une
action collective, spécialement en matière de santé publique ?
Pour répondre à cette question, nous avons développé trois stratégies d’enquête : le
recueil des trajectoires individuelles des victimes, l’explicitation des politiques judiciaires
associatives et l’analyse de la jurisprudence. Le recueil des trajectoires individuelles s’est
effectué par le biais de 77 entretiens qualitatifs semi‐directifs auprès de 17 mères ayant pris
du Distilbène durant leur(s) grossesse(s), 3 pères, 48 filles, 2 fils, 4 conjoints de filles DES,
3 frères et sœurs de filles DES, recrutés via les associations puis, par capillarité, sur la base des
liens familiaux et d’interconnaissance des différentes victimes. L’ensemble des aspects de leur
vie sociale a été abordé et le volet judiciaire a fait l’objet d’une attention particulière chez
toutes les personnes interrogées, qu’elles aient ou non engagé un contentieux. Les politiques
judiciaires des trois associations aujourd’hui présentes en France (Réseau DES, Hhorages, Les
Filles DES) ont été analysées sur la base d’entretiens avec leurs principaux responsables,
d’analyse de leurs archives, ainsi que d’observations de leurs réunions effectuées de 2010 à
2013 (assemblées générales, réunions d’information, colloques…). Ces associations
constituent en effet un lieu de pensée collective des stratégies judiciaires et de leur inscription
plus générale dans leurs répertoires d’action.
Nous décrirons d’abord le dossier du Distilbène dans le contexte français des
catastrophes sanitaires sérielles, qui ont profondément bouleversé les modalités politiques,
administratives et scientifiques de traitement de la santé publique, et qui ont aussi donné lieu
à des développements judiciaires à multiples rebondissements. Nous analyserons ensuite le
passage par l’action judiciaire comme une voie possible d’élaboration d’une cause collective,
en dépit de procédures individualisées. Enfin, nous observerons les objectifs assignés par les
victimes et leurs associations aux décisions de justice, et les évaluations contrastées quant à la
pertinence de leur publicisation.
Le dossier du Distilbène dans un contexte d’affaires sanitaires
L’ensemble des contentieux du Distilbène s’inscrit dans un espace historiquement
structuré : la santé publique française est en effet marquée depuis 20 ans par une succession
d’affaires et de procès relatifs à des dommages sériels impliquant des produits de santé, des
actes médicaux ou des expositions environnementales. Celles‐ci ont fait apparaître de
nouveaux collectifs, se désignant comme victimes : ils ont développé un recours aux
procédures judiciaires, et s’inscrivent dans des logiques concurrentielles par rapport à des
associations de patients ou de malades préexistantes dont le répertoire d’action était extra‐
judiciaire (Barbot et Fillion, 2007). Face au retentissement de ces affaires, les institutions
politiques ont d’abord mis en place des fonds d’indemnisation spécifiques (fonds des
hémophiles et des transfusés, de l’hormone de croissance, de l’amiante). Un dispositif général
d’indemnisation de l’aléa thérapeutique, l’Office national d’indemnisation des accidents
médicaux (ONIAM), a également été créé dans le cadre de la loi du 4 mars 2002 relative aux
droits des malades et à la qualité des soins, dans la tradition française faisant des causes
collectives reconnues un élément de la solidarité nationale. Mais, l’ONIAM ne traite que des
accidents médicaux postérieurs à septembre 2001, ce qui exclut les victimes du Distilbène. À
la différence des Pays‐Bas, il n’existe en France aucun fonds d’indemnisation spécifique pour
elles et la voie judiciaire est donc la seule qui leur soit ouverte. Pour comprendre pourquoi les
victimes ont engagé des procédures contentieuses et ont pour certaines obtenu réparation, il
nous faut d’abord décrire rapidement l’histoire française du Distilbène.
Dès avril 1970, l’étude de 6 cas de cancer du vagin à cellules claires (cancer ACC) chez
des jeunes filles âgées de 15 à 22 ans était publiée dans une prestigieuse revue médicale
américaine. L’année suivante, cette même équipe montrait que ces cancers étaient consécutifs
à une exposition in utero au diethylstibestrol (DES) durant la grossesse de leur mère. Ce
médicament, mis sur le marché en 1941, avait été administré à des millions de femmes
américaines dans le but d’éviter des fausses‐couches, et ce, en dépit d’essais cliniques
démontrant dès 1953 son inefficacité. Pour la première fois, était ainsi établi un lien direct et
certain entre la consommation d’un médicament pendant la grossesse et des effets morbides
sur la descendance à une distance temporelle considérable. Depuis, la liste des effets avérés
ou potentiels de l’exposition in utero au DES n’a cessé de s’allonger : infertilité, grande
prématurité, malformations urogénitales, cancers, troubles psychiatriques, troubles
alimentaires, etc. En outre, les populations touchées se sont étendues des « filles DES » aux
« fils DES », puis aux « petits‐enfants DES ».
L’histoire française du Distilbène a répété et creusé les erreurs tragiques américaines.
La prescription aux femmes enceintes a débuté dans les années 1950 et a continué d’être
recommandée jusqu’en 1976, des prescriptions marginales étant documentées jusqu’en 1982.
La littérature américaine n’a eu quasiment aucun écho en France. Même lorsque l’un des
auteurs a donné une conférence à Paris en 1972 devant la fine fleur des gynécologues‐
obstétriciens, la plupart ont refusé de croire aux effets délétères du DES sur leurs patientes.
En 1981, alertée par des problèmes d’infertilité et de malformations utérines, le Dr Anne
Cabau a lancé un appel aux filles Distilbène dans le magazine de la mutuelle MGEN. Les
résultats de son étude ont été repris par le Monde en février 1983 sous le titre « Les enfants du
Distilbène : une gigantesque erreur médicale ». L’article a fait l’objet d’une intense couverture
médiatique. Les institutions publiques et la profession médicale ont alors adopté un ton
extrêmement rassurant sur les problèmes du Distilbène en France et ont même parfois
dénoncé les alertes du Dr Cabau comme des opérations de publicité personnelle. Un groupe
de chercheurs mandaté par l’INSERM a mené une étude évaluant à 200 000 le nombre de
femmes traitées en France et à 160 000 les naissances de bébés, « filles et fils DES », exposés
in utero. Le groupe a émis des recommandations en faveur de l’information et d’un suivi
clinique des patientes. Mais celles‐ci restèrent lettre morte.
Quatre campagnes d’information à destination des professionnels de santé ont été
organisées, sous la pression des associations : en 1988, 1992, 2003 et 2010. Pourtant,
aujourd’hui encore, certains gynécologues disent n’avoir « jamais vu de fille Distilbène ». Les
femmes subissent donc encore très régulièrement une longue errance diagnostique, des soins
inappropriés, éventuellement eux‐mêmes iatrogènes, en dépit d’anomalies et de trajectoires
cliniques « typiques » telles qu’un utérus en T, des grossesses extra‐utérines, des fausses‐
couches tardives, etc. Les possibles problèmes rencontrés par les fils et petits‐enfants DES
sont plus encore ignorés.
L’histoire des collectifs associatifs en France marque le même retard par rapport aux
États‐Unis. Les Américaines se sont mobilisées à partir de 1975 et sont parvenues à faire
bouger les lignes du droit, de la science et de la médecine (Bell, 2009). En France, la
mobilisation a été plus tardive. Les premiers collectifs sont apparus à la fin des années 1980,
mais ils ont échoué à faire entendre la cause au‐delà d’un petit groupe impliqué. En 1994, a
été créé Réseau DES, rattaché au réseau DES Action International. Sur le plan judiciaire, c’est
sa fondatrice, dont la fille était atteinte d’un cancer ACC, qui intenta l’une des premières
actions judiciaires au civil. Pourtant, l’association entretient un rapport prudent vis‐à‐vis de la
justice. Elle a récemment développé un partenariat avec la FNATH dont les juristes évaluent
préalablement les dossiers des personnes qui envisagent d’ester en justice. Deux autres
associations ont été créées. Hhorages (Halte aux hormones artificielles dans le cadre de la
grossesse), fondée en 2002, s’intéresse essentiellement aux effets psychiatriques et à tous
ceux sur la troisième génération produits par l’ensemble des hormones artificielles prises
pendant la grossesse. Elle est la seule des trois associations à promouvoir une action judiciaire
au pénal. Les dossiers sont portés par un avocat pénaliste, connu pour représenter les
victimes de différents scandales de santé publique. L’association Les Filles DES, créée en 2003,
se consacre aux problèmes de fertilité des femmes exposées in utero et se montre très
favorable aux démarches judiciaires. Elle organise régulièrement des réunions et des
rencontres avec une avocate civiliste spécialisée depuis 20 ans dans les contentieux
Distilbène.
Le tribunal, lieu risqué de défense d’une cause
Les procédures du droit civil français demeurent, par définition, enchâssées dans une
perspective de réparation individuelle, interdisant a priori toute forme de collectivisation
propre aux accidents sériels. Ces propriétés juridiques n’empêchent cependant pas la
création de collectifs et de causes en amont et en aval de la scène du tribunal. Or, c’est
précisément cette voie civile qu’ont prioritairement empruntée les victimes de Distilbène,
s’appuyant sur le droit de la responsabilité des produits défectueux. Aussi cette partie va
montrer les conditions de la collectivisation d’une action judiciaire et les tensions entre
engagement individuel et combat collectif.
Un combat collectif…
Les personnes et associations mobilisées – qu’elles aient ou non engagé une action ‐
s’accordent globalement sur la dimension collective du contentieux, qui prend trois formes.
Premièrement, il ressort des entretiens que, si la procédure et le dossier sont individuels,
l’engagement dans le procès est vécu comme une participation à une cause collective. Voici ce
qu’en disent deux femmes exposées in utero :
“Je ne me bats pas pour moi. Moi, je me bats pour la jurisprudence pour que les filles qui n’ont pas toutes
les “chances″ que j’ai eues, entre guillemets, elles, elles en profitent. (Véronique)”
“Il faut y aller : pour nous, pour clore le chapitre, que ce soit le mien ou le sien, et puis pour aider, par
solidarité aussi vis‐à‐vis du groupe. (Laurence)”
Le contentieux Distilbène, à l’instar d’autres affaires médicales, montre que le recours
judiciaire est une forme de mobilisation sociale, relevant d’un usage militant du droit ou d’un
activisme juridique.
Deuxièmement, à l’image de ce que l’on connaît bien des mobilisations collectives,
l’engagement individuel sur le front judiciaire vise à produire un collectif qui, d’une part,
requalifie l’individu et, d’autre part, le rattache à un groupe et « vascularise » le tissu social
(Cefaï, 2007). À la manière d’une réunion d’information médicale, la rencontre des victimes
avec des professionnels du droit leur fait réaliser leur condition commune, comme en
témoigne l’expérience de Gaëlle :
“Nous avons rencontré Maître X qui a expliqué un peu ce qu’il en était […] Ça a vraiment été le déclic ce
jour‐là, d’un seul coup, je me disais “on est ensemble, quoi” […] On se sent épaulés. Il y a eu un contact
[…] UCB Pharma, d’un coup se rend compte qu’ils n’ont plus le monopole “d’être gros” entre guillemets.
Ça, c’est vrai que c’est une avancée phénoménale. (Gaëlle)”
Troisièmement, c’est grâce au contentieux engagé par certaines victimes que d’autres
ont pu mettre un nom sur les troubles cliniques qu’elles subissaient, se saisir comme des
« filles Distilbène ». En effet, un des résultats marquants de l’enquête a été de découvrir que
nombre de femmes souffrant de problèmes de santé en ont découvert l’origine
médicamenteuse à l’occasion de la médiatisation de cas contentieux. Les premières
« victoires » jurisprudentielles et leur écho médiatique ont ainsi offert un cadre ‐ au sens
goffmanien du terme ‐ à ces femmes pour penser leur expérience et lui donner un sens. La
publicisation du contentieux est donc conçue par les requérantes pionnières comme un
moyen de briser l’inertie des pouvoirs publics et de la profession médicale, comme en
témoigne l’une des premières femmes à avoir esté en justice :
“C’était une façon d’informer le public. J’avais aussi l’expérience des Néerlandaises. C’est parce qu’elles
ont fait une information comme ça que d’autres personnes sont venues, ont témoigné elles aussi. Pareil
aux États‐Unis. (Alice)”
On retrouve ici des processus décrits par Jean‐François Laé (1996) sur la capacité des
victimes à passer du domaine privé à l’espace public et à gagner ainsi une reconnaissance
sociale qui assoit en retour la légitimité de leur plainte. Les contentieux Distilbène et leur
publicisation ont ainsi ouvert deux possibilités à celles qui étaient restées jusque‐là dans
l’ombre : sortir de l’errance diagnostique pour se tourner vers des consultations spécialisées
et bénéficier d’un suivi clinique adapté d’une part, sortir de l’invisibilité sociale et demander
raison de leur malheur d’autre part. Les premiers jugements permettent ainsi la création
d’une série et servent d’incitation à l’entrée dans la voie judiciaire. Ce mouvement peut lui‐
même être facilité et organisé par les collectifs de victimes, comme le raconte une responsable
associative :
“Tous les dossiers [sont] à Nanterre, donc même si c’est pas du collectif, ça donne l’impression. En 2009,
on avait demandé à tous les gens d’essayer de porter plainte, pour que toutes les procédures soient
déposées le même jour. (Virginie)”
Mais, en dépit de ces effets « boule de neige », on compte au final peu de requérantes
dans notre échantillon (18/77) comme au niveau national (un avocat évoque 400 dossiers en
cours pour 160 000 enfants exposés). Il nous faut donc comprendre cette relative rareté des
actions engagées.
… mais une armée en ordre dispersé
Le cas du Distilbène, nous permet de déterminer trois facteurs essentiels qui
expliquent le nombre limité de recours judiciaires. Premièrement, on retrouve ici des constats
généraux sur la difficulté du recours au droit pour tous ceux qui ne sont pas déjà familiarisés
avec l’univers de la justice (Israël, 2009) et sur les limites du modèle de la protection juridique
selon lequel le droit offre aux victimes les outils efficaces pour obtenir réparation et
contraindre les délinquants à adopter des conduites conformes aux normes sociales. Ces
difficultés sont d’autant plus grandes dans les affaires médicales que demeure une importante
asymétrie entre la victime et l’accusé, a fortiori dans le cas du Distilbène, où les laboratoires
attaqués ont une expérience constituée du droit, un service juridique intégré, une surface
financière qui les dotent a priori de meilleures chances de réussites sur la scène du tribunal.
Les entretiens indiquent donc que, si le recours au droit est bien une arme pour les victimes,
celle‐ci est difficile de maniement et que son coût (matériel et symbolique) constitue un frein
puissant, comme l’indique une responsable de Réseau DES :
“Ce qu’on essaie de dire aux filles, c’est qu’il faut évaluer. Mais même pour celles qui ont eu un cancer, je
crois qu’il faut évaluer ce qu’on en attend parce que c’est un long parcours, c’est quand même
douloureux. Ces expertises, c’est un moment terrible parce que vous revivez et je vous assure, qu’en face,
ils savent vous faire revivre ces sales moments. (Alice)”
Comme dans le cas des victimes de discriminations, on peut se poser la question de la
participation du droit aux processus sociaux d’exclusion. Le genre a ici sa part, les victimes du
Distilbène étant d’abord des femmes. Elles endossent plus volontiers le statut de
« survivantes » que celui de « victimes », parce qu’elles anticipent les coûts psychologiques et
matériels d’une plainte et leurs faibles chances d’obtenir gain de cause et qu’elles misent sur
leur capacité à vivre dignement et à faire face à l’adversité, plus que sur une réparation de la
part de la société (Bumiller, 2011).
Deuxièmement, de manière plus originale, les témoignages des personnes exposées
révèlent une euphémisation ou le passage sous silence de problèmes de santé dont la gravité
se trouve minorée au regard d’un mal qui aurait pu être encore plus grave (cancer ACC, décès
d’un enfant prématuré, stérilité définitive…). Ainsi, à propos de son second fils né à terme en
bonne santé alors que le premier était un grand prématuré, Isabelle parle d’une grossesse
« normale » puis précise « normale, mais alitée quand même ». Cette euphémisation est
renforcée par le partage des expériences au sein des collectifs d’entraide, qui rend tangibles
ces dommages plus graves subis par d’autres. Ainsi, cette même femme évoque en ces termes
une autre grossesse, extra‐utérine, au terme de laquelle elle a perdu une trompe :
“J’étais contente finalement d’avoir fait ça, parce que je me suis dit “ça marche !” ». Elle ajoute : « Par
rapport à d’autres filles, c’est pas catastrophique… . (Isabelle)”
Troisièmement, l’histoire sociale et familiale singulière du Distilbène a indéniablement
contribué à ce phénomène. Être victime, c’est reconnaître que ses dommages sont dus à une
prise médicamenteuse à laquelle ont participé ses ascendants. De ce fait, des personnes se
sachant exposées hésitent à se déclarer publiquement, comme l’explique une responsable
associative de Filles DES :
“On a dû mal à trouver des témoignages. C’est parce que les filles DES n’osent pas témoigner en tant que
fille Distilbène. Il y en a […] c’est pour ne pas culpabiliser leur mère. Même pour porter plainte, il y en a
qui me disent qu’elles ne veulent pas porter plainte, parce qu’elles ne veulent pas culpabiliser leur mère.
(Virginie)”
Ce processus a été documenté dans d’autres recherches sur l’expérience de la
maladie et du handicap (Murphy, 1990 ) : quand une société ne reconnaît pas un problème
de santé publique, les personnes atteintes, les victimes deviennent les gêneurs et
endossent peu à peu la responsabilité de leur propre malheur. Dans le cas du Distilbène,
les mères disent régulièrement se sentir coupables d’avoir pris le médicament, quand bien
même son accès était soumis à une prescription médicale, les filles disent se sentir
coupables de ne pas parvenir à donner naissance à un enfant sain, quand bien même elles
souffrent de malformations sur lesquelles elles n’ont guère de prises.
Solidarité et ambiguïtés du procès
Comme dans le cas des victimes des essais nucléaires et de l’amiante, l’action contentieuse
permet de « rendre visible un groupe affecté » (Barthe, 2010 : 82) et de publiciser un
problème social (Henry, 2003). Cette visibilisation connaît néanmoins des limites : si de
nombreuses femmes découvrent alors quelle est la nature du mal qui les affecte, toutes ne se
reconnaissent pas dans cette nouvelle identité collective. Ainsi, un petit nombre de femmes de
notre corpus préfèrent considérer leurs problèmes de santé comme un aléa de la vie, qui
aurait pu être causé par un gène de prédisposition ou par une malformation spontanée. La
question de la responsabilité est ainsi éliminée d’emblée et par conséquent le statut de
victime. Ces femmes ne sont ni pour ni contre le recours en droit, elles ne se sentent
simplement pas personnellement concernées.
Mais pour celles qui se reconnaissent comme victimes, l’articulation entre le bénéfice
collectif et l’action judiciaire individuelle est toujours problématique. Faute d’une véritable
organisation collective des demandes en réparation, la décision d’ester demeure un choix
personnel risqué. Patricia, mère de deux filles exposées qui n’ont pas engagé d’action
judiciaire, malgré des problèmes gynécologiques et obstétricaux importants, exprime
clairement ce point de vue qu’on retrouve de façon récurrente dans les entretiens :
“C’est vrai que chaque procès fait avancer la justice. C’est pour soi, mais ce n’est pas uniquement pour
soi. Mais le prix à payer, être soupçonné, repasser devant les experts, etc. moi je ne pousserai jamais mes
filles à faire ça. (Patricia)”
Les sociologues doivent s’interroger sur la compatibilité des recours judiciaires avec
les exigences de la vie ordinaire. Les agencements entre action en justice et engagement sur
d’autres scènes de la vie sociale varient selon les individus, mais ils font toujours l’objet d’un
travail d’évaluation et de négociation subtil. Pour résoudre ces tensions, nombre de victimes
délèguent l’action judiciaire à des figures requérantes à l’égard desquelles elles se
positionnent comme « supporters ». Un nombre de recours limité ne signifie donc pas que les
requérants seraient une minorité procédurière cherchant des responsables et des coupables
là où la majorité silencieuse rapporterait le drame à un aléa.
L’histoire contentieuse a également induit une hiérarchisation des dommages et – par
rebond – la fragmentation des victimes en fonction du degré d’atteinte subie. Ainsi, le rôle des
premiers contentieux est ambigu : ils ont agi comme précédents, incitant de nouvelles
requérantes à s’agréger aux premières. Mais ces premiers contentieux étaient portés par des
femmes ayant subi des cancers engageant le pronostic vital. Ils ont donc également eu un rôle
dissuasif, persuadant certaines victimes que leurs dommages étaient insuffisamment graves
pour demander réparation devant les tribunaux, freinant ainsi la transformation d’une série
de cas en « affaire ».
Publiciser la cause, au-delà des procès
Le premier recours a été lancé en 1991 et le jugement en première instance n’a été
prononcé qu’en 2002, lenteur remarquable au civil. En dépit de ces débuts difficiles, le
contentieux français du Distilbène s’avère, comme aux États‐Unis, une avancée importante
dans l’élaboration d’une cause DES pour deux raisons concomitantes. D’une part, la
jurisprudence a sensiblement fait évoluer le régime de la responsabilité du fait des produits
défectueux, marquant une avancée incontestable des droits des victimes et une extension de
la responsabilité des laboratoires. D’autre part, la légitimité produite par des succès
judiciaires a entraîné une médiatisation du Distilbène comme cause de santé publique.
L’invisibilisation épidémiologique, médicale et sociale des filles DES a donc été pour partie
levée avec les premières décisions de justice (Fillion et Torny, à paraître). Mais cette visibilité
pose la question du sens que les victimes donnent au résultat du procès, au‐delà des
audiences qui jouent un rôle important pour les victimes dans les procédures pénales (Barbot
et Dodier, 2008). Nous allons aborder cette question d’abord du point de vue des victimes
individuelles avant de traiter des manières dont les trois associations spécialisées s’en
emparent.
Réparation personnelle et reconnaissance publique
Quoique la réparation produite par les tribunaux civils ait toujours la forme d’une
indemnisation financière, des victimes directes et – marginalement – de leurs proches dits
« victimes par ricochet », les attentes associées sont très diverses. Les requérants peuvent
espérer une indemnisation, une sanction du coupable, une réforme (Guillarme, 2003). La
première attente exprimée et partagée par ceux que nous avons rencontrés est celle de la
reconnaissance, mise en évidence à l’échelle de la société par Axel Honneth (Honneth, 2000).
La reconnaissance est une forme de réparation d’autant plus attendue dans le cas du
Distilbène que le corps médical a creusé la dette du préjudice initial en ne proposant pas de
suivi adapté, a fortiori en niant la responsabilité du médicament : « Jusqu’à quand devra‐t‐on
justifier qu’on est des filles DES ? » demande Sylvia.
Cette demande de reconnaissance s’exprime avec une force particulière chez les
familles victimes de troubles psychiatriques pour lever les jugements moraux et sociaux
disqualifiants qui leur sont systématiquement associés :
“Reconnaître le problème, c’est d’abord la première chose que les familles demandent. Elles demandent
une reconnaissance de ce problème. C’est des familles qui ont été très malmenées par le corps médical et
en particulier le monde de la psychiatrie », explique Yvonne, mère d’un enfant exposé qui s’est suicidé et
militante d’Hhorages.”
Un fils Distilbène qui envisage une plainte au pénal explique qu’il attend avant tout
qu’on ne le tienne plus pour responsable de ses accès de dépression. La question de la
reconnaissance apparaît ici indissociable de la désignation d’un coupable ‐ l’exposition
médicamenteuse et, par conséquence, le laboratoire pharmaceutique ‐ pour délivrer la
victime du fardeau de la responsabilité de ses malheurs.
Les attentes à l’égard du procès en termes de reconnaissance sont donc partagées,
quelles que soient les victimes et les chemins juridiques qu’elles adoptent. La frontière est
souvent gommée dans les entretiens entre réparation individuelle et reconnaissance
publique. L’indemnisation est évoquée comme un moyen de conversion universel pour rendre
compte des responsabilités et des droits de chacun. Gaëlle qui a engagé une action au civil
explique :
“C’est pas faire payer, c’est pas ce truc‐là, mais de dire : je veux qu’on me reconnaisse comme une fille
DES […] Moi, je veux leur faire admettre… moi ce que je veux, c’est qu’ils disent : “OK, on est coupable,
OK, on s’excuse, on est désolés pour vous, on est désolés pour vous”. Mais ça, je l’aurai jamais. (Gaëlle)”
Un grand nombre de victimes insistent sur le fait qu’une victoire personnelle doit se
concevoir dans un édifice jurisprudentiel au long cours. Mais les causes ainsi visées peuvent
varier d’une personne à une autre. Il peut s’agir des droits des victimes du Distilbène ou plus
largement des médicaments, comme l’explique Elsa :
“Je dis qu’il faut arrêter les laboratoires. Avec cette histoire Distilbène, énormément de médicaments sont
mis sur la sellette. Et c’est grâce à toutes ces procédures qui sont mises en route. (Elsa)”
L’indemnisation obtenue au terme du procès et dans l’enceinte du tribunal n’est
souvent pas décrite comme un fait isolé. La jurisprudence est alors saisie comme une force
propre à initier des changements sociaux. Les victimes insistent souvent sur des formes de
reconnaissance et de réparation qu’elles espèrent peu à peu obtenir dans différentes sphères
de la vie sociale à partir des décisions de justice qui leur sont favorables. Gaëlle précise :
“Mon souhait le plus cher, quand on fait tous les rendez‐vous au conseil général pour adopter, c’est que le
fait de dire qu’on est une fille DES permette d’accélérer notre procédure. Je voudrais une avancée d’un
point de vue national, des administrations. (Gaëlle)”
Ici, le statut de victime reconnue conduirait à l’acquisition de droits sociaux
spécifiques, dérogatoires au régime commun, à la manière du congé maternité DES
exceptionnel que les associations ont obtenu après 20 ans de combat. C’est sur ces mêmes
bases que certaines victimes ont demandé que l’interdiction de la gestation pour autrui soit
levée pour les filles Distilbène, et cela a d’ailleurs été envisagé par les parlementaires lors des
discussions sur la révision des lois de bioéthique de 2011.
On voit dans ces différents exemples que les victimes conçoivent l’action judiciaire
comme un levier politique. Dans cette perspective, la réparation individuelle du préjudice est
moins centrale. Certaines victimes vont même jusqu’à dissocier les bénéfices attendus de
l’affaire d’une improbable réparation individuelle. L’idée même de réparation individuelle n’a
aucun sens pour les parents se tournant vers les tribunaux après le suicide de leur enfant. La
bataille engagée est celle d’un renouvellement du droit, non seulement judiciaire, mais
législatif. Les victimes se conçoivent alors comme des éléments d’un groupe qui, par son
acharnement judiciaire, finira par faire bouger les lignes du droit. Solange, une des premières
engagées au pénal, explique :
“Nous nous considérons avec Yvonne [une autre mère qui a porté plainte suite au suicide de son enfant]
comme des locomotives sur lesquelles vont venir s’accrocher tous les wagons des autres personnes. En
France, il n’existe pas encore de système de plainte collective, comme aux États‐Unis, mais ça viendra.
(Solange)”
Ces extraits montrent que la dimension publique n’est jamais tout à fait absente de la
question de la réparation individuelle. Néanmoins il faut souligner que l’accent est mis sur
l’une ou l’autre, en lien avec la portée accordée à celles‐ci et au rôle des victimes. Il faut
également rappeler que les collectifs engagés par l’action individuelle sont multiples ainsi que
les objectifs assignés aux résultats des procès.
Usage des procès par les associations
Symétriquement, les attentes des associations à l’égard du tribunal n’ont pas par
nature une dimension publique et collective. En effet, contrairement à d’autres dossiers
sanitaires, les associations mobilisées sur le Distilbène ne sont pas d’emblée des collectifs de
victimes tournés vers l’action judiciaire. Aussi, les résultats des procès par les associations est
très varié du point de vue de la publicité des usages sociaux.
Du côté de Réseau DES, la portée politique des décisions jurisprudentielles pour les
victimes du DES ‐ et plus largement de médicaments et autres produits défectueux – est
systématiquement relativisée par l’association au profit de la résolution de cas individuels
particulièrement dramatiques. Réseau DES pense les plaintes et les décisions en termes de
cas. L’association encourage fortement le soutien aux victimes dans leur parcours judiciaire :
les adhérents et sympathisants de l’association sont invités par exemple à venir soutenir les
victimes lors des auditions quand celles‐ci le souhaitent, et justice est demandée dans la revue
et sur le site pour telle ou telle ayant subi tels préjudices. Mais l’accent est systématiquement
mis sur le cas singulier et les victoires obtenues sont celles de Claire ou Françoise, pas celles
des victimes du DES. La présidente de l’association met un point d’honneur à rappeler
régulièrement qu’il faut savoir maintenir la frontière privé/public. Une spécialiste de santé
publique engagée auprès de Réseau DES explique :
“La présidente, c’est une mère qui a été très touchée. Sa fille a fait un procès, mais elle n’en parle pas. Ça
fait sa légitimité : jamais de dérapage, jamais de confusion. C’est une mère DES qui sait distinguer entre
affaire privée et affaire publique. (Marion)”
Cette attitude est corrélée à des commentaires sur les jugements qui restent confinés à
l’espace associatif ou à des médias triés sur le volet, le principe étant de collaborer avec des
spécialistes bénéficiant d’une légitimité maximale dans l’espace public. La prudence
entretenue vis‐à‐vis du judiciaire est également importante vis‐à‐vis de la publicité, la presse
étant toujours jugée suspecte d’imprécisions et d’erreurs dans sa quête de sensation. Le
procès est conçu comme une épreuve supplémentaire pour les victimes, aux résultats
incertains et dont les modalités de réparation demeurent en deçà des souffrances endurées.
Aussi, l’association se mobilise‐t‐elle en faveur d’accès pacifiés à une reconnaissance et à une
réparation, que ce soit par l’intégration des victimes du médicament à l’ONIAM ou par la
légalisation d’actions de groupe dans le domaine de la santé. Il s’agit donc d’alléger les coûts
économiques et psychiques liés à l’action judiciaire et de réduire son caractère aléatoire.
De leur côté, Les Filles DES et Hhorages peuvent être qualifiés d’activistes judiciaires :
le droit est une arme au service d’une cause (Israël, 2009). Celle‐ci n’est pas la même pour
l’une et l’autre des deux associations, mais dans chaque cas, il ne faut rien négliger pour la
rendre publique. Les Filles DES tente de mener et de gagner un maximum de procès au civil
pour étendre la reconnaissance des victimes et les droits des personnes dans le champ de la
santé. Il s’agit de recourir au contentieux pour étendre les droits fondamentaux des
personnes, le périmètre des préjudices reconnus au‐delà du préjudice matériel grave et au‐
delà des dommages les plus directs du DES (par exemple : indemnisation du préjudice sexuel,
du préjudice d’établissement, préjudice spécifique d’exposition)… Les Filles DES s’inscrit
dans un registre plus vaste des luttes contemporaines en faveur des droits des victimes. Les
victoires sont systématiquement et sans restriction commentées dans les médias.
” On a énormément communiqué, explique la présidente de l’association. Effectivement, à force, on a
réussi. Au mois de septembre [2009] à la Cour de Cassation, j’ai eu 150 appels de journalistes sur mon
portable. Il y a une attente médiatique et ça nous permet de faire connaître davantage le problème […] À
la Cour de Cassation, tout le monde était là, aussi bien Libé, le Monde, M6, LCI […] Il y a Closer qui a fait
une page au mois de juin et les mères de mes élèves sont arrivées avec Closer, parce que c’est pas le
même type de population et de journaux. Mais voilà, comme ça, ça a touché d’autres gens… Oui,
l’essentiel, c’est que ça touche tout le monde ! (Virginie)”
Concernant la personnification, Les Filles DES prend le contrepied de Réseau DES : le
cas, s’il est singulier, n’en est pas moins exemplaire et la mise en visibilité d’une victime donne
corps à la cause. À l’instar des mouvements féministes d’inspiration anglo‐saxonne,
l’engagement judiciaire des Filles DES dit à sa manière que le privé, c’est du public et du
politique.
Hhorages de son côté mobilise le judiciaire en faveur de la cause, mais sans que le droit
soit une fin en soi. La cause est avant tout scientifique et, si le droit a son importance dans les
logiques de mobilisation, c’est pour fabriquer de la preuve. Plus exactement, l’action judiciaire
‐ qui a son régime de preuve propre ‐, est investie pour déstabiliser le régime de preuve de la
science orthodoxe, tenter de la contraindre de prendre en considération les victimes des
hormones de synthèse et de revoir ses standards d’évaluation des risques encourus par les
générations futures. En optant prioritairement pour le pénal, Hhorages n’espère
vraisemblablement pas une victoire au vu de l’impuissance du droit français à qualifier
pénalement des responsabilités dans les dossiers sanitaires complexes (Mistretta, 2011). La
partie est en revanche moins fermée au civil, concernant notamment les malformations
urétrales des petits‐fils. L’avocat de l’association, explique ainsi l’action engagée au
contentieux lors de l’assemblée générale du 17 mars 2012 :
“Ce qui est premier dans ce qui doit occuper l’association, ce n’est pas le juridique, mais le scientifique.
Tant que nous n’avons pas atteint un certain seuil de preuves scientifiques, les démarches judiciaires
que nous avons engagées ne pourront aboutir […] Je constate que d’année en année, les travaux
avancent et laissent espérer qu’on aura des preuves scientifiques. (Maître X)”
L’action judiciaire, notamment le volet de l’instruction pénale, est une ressource pour
initier enquêtes et débats contradictoires : l’objectif n’est plus ici d’obtenir la réparation des
victimes du Distilbène ou même des médicaments dans leur ensemble, mais d’instruire la
question scientifique des menaces que font peser les perturbateurs endocriniens sur la santé
des populations et celles de leur descendance. « Pesticides et oestrogènes, même combat »,
explique une militante d’Hhorages. À l’inverse de Réseau DES, Hhorages favorise
systématiquement le débat contradictoire plutôt que le consensus, dans une logique de
soupçon à l’égard des substances hormono‐mimétiques. Le contentieux judiciaire est ici un
répertoire d’action parmi d’autres pour faire évoluer les modalités d’administration de la
preuve, entrer dans une ère de précaution, activer la chaîne des responsabilités scientifiques
dans des sociétés hautement technologisées. Quand bien même une victoire judiciaire est très
improbable, l’association peut espérer une « affaire » au sens que lui donne Élisabeth Claverie
(1994), à savoir la rencontre de l’action en justice avec un grand débat scientifique et
politique, comme ce fut le cas pour le sang contaminé, l’hormone de croissance ou l’amiante.
Conclusion
De nombreuses politiques de prévention primaire se sont fondées sur l’information
des personnes avant même qu’elles ne soient des patients, notamment par l’extension des
dépistages en population générale, que ce soit à propos du fœtus (Ville, 2011), du jeune enfant
(Vailly, 2011) ou de l’adulte (Cazal et Génolini, 2013; Ménoret, 2007). Cette médicalisation des
personnes bien‐portantes, basée sur des connaissances épidémiologiques, a transformé des
actes ordinaires et privés en questions de santé publique. Mais elle ne peut être conçue
comme un mouvement univoque, puisque d’autres populations, pour lesquelles l’existence de
risques augmentés est avérée, ne sont ni suivies ni informées : c’est notamment le cas des
salariés exposés dans un cadre professionnel (Thébaud‐Mony, 1991) ou des habitants de
zones contaminées (Murphy, 2013). Le cas du Distilbène illustre celui des nombreuses
populations subissant les effets iatrogènes des systèmes de soin : hémophiles et transfusés
receveurs de produits sanguins, enfants traités par l’hormone de croissance extractive,
victimes du Vioxx ou du Mediator. La plupart d’entre elles, comme celles du DES, n’ont été
reconnues comme victimes que tardivement, au terme de mobilisations sociales et judiciaires.
Il existe de nombreuses modalités de publicisation des causes sanitaires par des
groupes minoritaires. Les sciences sociales ont notamment étudié l’efficacité des logiques de
coalition, que ce soit entre acteurs associatifs ou avec des chercheurs et des professionnels de
santé, pour produire des dispositifs de financement et de recherche comme dans le cas des
maladies rares (Huyard, 2012) ou du Téléthon (Rabeharisoa et Callon, 1998). D’autres voies
ont également été décrites, comme l’enrôlement du personnel administratif et politique par
des associations, comme dans le cas des victimes des essais nucléaires français (Barthe, 2010)
ou celui des maladies nosocomiales (Carricaburu et Lhuilier, 2009). Notre article rappelle que
la voie judiciaire est une autre possibilité de publicisation des causes sanitaires, le malade
devenant alors visible en tant que victime face à des responsables (Chateauraynaud et Torny,
2013). Mais nous avons souligné la diversité des formes de collectivisation et de publicisation
qui lui sont associées. Chaque procès, s’il est juridiquement l’objet d’une seule victime face
aux laboratoires, peut susciter des investissements collectifs, par effet de représentation ou de
solidarité. Il peut également s’inscrire dans un combat judiciaire de plus grande ampleur,
donnant lieu à une jurisprudence utile à d’autres, ou suscitant simplement de nouvelles
actions judiciaires de personnes qui se considéraient auparavant comme malades et non
victimes. Mais la portée et la publicité qu’il faut accorder à une décision de justice demeurent
l’objet de tensions parmi les individus et les collectifs. Vouloir être reconnu comme victime
peut s’inscrire dans une dynamique d’ouverture par la conquête de droits pour soi et autrui
ou la promotion de nouvelles formes de prévention visant à éviter la répétition des
catastrophes, tout autant que dans une logique de clôture d’une histoire douloureuse.
Références
- Référence : HAL Archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société halshs-01425897 et PDF, 2015.
- Image crédit courdecassation.
DES DIETHYLSTILBESTROL RESOURCES
- Procès liés au distilbène et recommandations juridiques. Voir également sur Réseau DES France leur rubrique juridique.
- Etudes sur le DES par catégories.